ARA TARA 1



ECRITURE ORIGINALE
MISE EN SCÈNE & INTERPRÉTATION
Yasmina Benjelloun

REGARD EXTÉRIEUR ET DIRECTION D'ACTEUR
Sophie Adoue

CRÉATION MUSIQUE LIVE IMPROVISÉE
Lucie Laricq

CRÉATION LUMIÈRE
Fabien Le Prieult




Note d'intention


Une quête de vérité m'exhorte à l'obsession. Pourquoi être partie? Cette question renferme une vaste déclinaison de raisons possibles: guerre civile? famine? catastrophes naturelles? Rien de tout ça pour moi.

Pourquoi être partie alors? Qu'est-ce qui fait qu'un jour après 36 ans d'attachement j'ai tout largué et suis partie vers un ailleurs. Un ailleurs qui pourtant vous dit: madame vos attaches sont là-bas, retournez-y! Mais un ailleurs comme une fatalité prometteuse d'un faisceau d'horizons joyeux. Un ailleurs qui pour moi toute petite déjà s'est placé, décrété culture jumelle à ma culture arabo-musulmane d'origine jusqu'à l'absorber, l'atrophier, l'asphyxier pour s'introniser culture dominante. Il est plus que probable qu'avant d'être géographique, mon exil est identitaire. Un exil qui a fait l'objet d'un long processus de mise en demeure.

Je suis marocaine et tout au long de mon cheminement, bercée par le french way of life, je me sens acculturée exilée de moi- même dans mon propre pays anciennement sous protectorat français. Née le 17 août 1972, le lendemain des attentats avortés contre le roi Hassan 2 , je n'ai nullement le droit de porter son nom à ma bouche. Lors de ces années de plomb je grandis naturellement dans le chuchotement de ma dissidence grandissante jusqu'à l'affirmation d'une pensée muette grandie, jusqu'à ce que je quitte mon pays, jusqu'à ce que j'y retourne pour une visite familiale et que je tombe sur le recueil de poésie de mon grand-père.

Bassidi, grand-père en arabe, est totalement arabophone. Ses valeurs morales ainsi que ses propres choix éducatifs ont indéniablement déterminé ma vie. Son aura exceptionnelle et spectrale marquera à jamais ma famille, à l'époque pour la plupart analphabète. Formé et enseignant à l'université Al Quaraouiyine de Fès, l'une des plus anciennes au monde, il enseigne le droit successoral et l'astronomie. Poète à ses heures perdues il publie des recueils de poésie qu'aucun de ses enfants, parce que, enfants de l'école française choisie par ses soins ne peuvent comprendre.

Sa fille, ma mère est celle par qui cette culture dominante française m'a été transmise.

Mon atavique admiration pour bassidi me pousse à vouloir le connaître et peut-être comprendre ses choix au travers de ses écrits, que je tente vainement de faire traduire en français, tant la langue est savante, complexe.

Savait-il à quel point cet élan vers la modernité allait façonner le devenir de la famille pour toutes les générations à venir?

Ce triptyque théâtral répond à une nécessité de comprendre le pourquoi d'être partie mais aussi à celle d'affronter mon mutisme par une déclinaison de langues.

Dans un premier temps je convoque mon grand-père que je n'ai jamais connu, par qui pourtant mon histoire s'écrit. Celui par lequel je titube entre le sentiment satisfaisant d'une ouverture sur la culture occidentale et celui puissant et douloureux d'être restée en surface, aux confins de la mienne. Au fil rouge de ce dialogue-monologue petite-fille- grand-père je tente de me desquamer de ma condition de muette acculturée.

Par un jeu de langues je questionne la complexité de ma double culture au travers d'une langue plurielle: langue muette, langue inventée, langue de bois, langue schizophrénique.

Langue muette


Pourquoi une langue muette et comment s'élabore t-elle? Interview de Yasmina.B par Sophie.A



S: tu parles de double culture sans pour autant renier cet espèce de culture annexe?
Y: complètement. Celle là j'en parle pas en fait parce qu'elle est là.

S: y a pas de haine vis à vis de ça en fait…
Y: ah non pas du tout, pas du tout! c'est juste que j'ai le sentiment que ma double culture est déséquilibrée. Depuis toute petite mes parents parlaient en français, côtoyaient des français, travaillaient avec des français, et c'était ça la vie! et tout ce qui était fait par des arabes et dit en arabe était critiqué parce que mal fait, pas à la hauteur! et tout ce qui était français était de qualité, sérieux, bien fait, beau et intelligent. Quand je dis à ma mère ma colère de ne pas baigner dans la culture arabe, de ne pas parler l'arabe classique, elle me dit ben t'as qu'à prendre des cours, puis voilà! l'air blessé que je sous- entende qu'elle ait manqué à son devoir d'éducatrice. Oui.. sauf que, va rattraper 50 ans de mutisme de langue arabe. Et puis qu'est-ce que ça a comme sens? Je vais apprendre l'arabe comme j'apprendrai l'anglais ou l'espagnol? une langue étrangère quoi! que je vais devoir apprendre avec un esprit qui réfléchit et ressent les choses en français! Mais j'ai pas à l'apprendre en fait, je suis censée la parler d'office!

Je n'ai aucun souci avec la culture française, ce que je trouve insupportable c'est qu'il y a une partie qui est atrophiée en moi. C'est le côté..j'ai une double culture mais y en a une qui est complètement éteinte, muette, tu vois?

S: et tu veux la ranimer
Y: et je veux la ranimer, par le corps
S: toi tu cherches à retrouver quelque chose qui est déjà enfoui en toi, et plutôt que d'aller apprendre l'arabe comme une occidentale le ferait, le moyen que tu choisis est celui du théâtre, par l'expression du corps?
Y: c'est ça
S: qui est l'endroit où tu parles
Y: c'est ça
S: en fait le corps prend le relais à la place du mot
Y: oui c'est ça, et c'est ça ma langue muette celle du corps qui va tenter de ranimer cette partie muette tapie au fond quelque part
S: et comment tu vas faire? par quel moyen?
Y: en allant puiser dans l'une des œuvres de bassidi, c'est un traité d'astronomie dans lequel je puise et explore cette langue muette à partir de son écriture calligraphique.


ARA TARA 2